"Dans la confusion de notre époque quand une centaine de voix contradictoires prétend parler au nom de l'Orthodoxie, il est essentiel de savoir à qui l'on peut faire confiance. Il ne suffit pas de prétendre parler au nom de l'Orthodoxie patristique, il faut être dans la pure tradition des saints Pères ... "
Père Seraphim (Rose) de bienheureuse mémoire

mardi 13 février 2018

Jean-Claude Larchet: Recension/Hiéromoine Macaire de Simonos-Pétra, « Mystagogie du Grand Carême. Essai de théologie du temps liturgique »





Le hiéromoine Macaire de Simonos-Pétra, bien connu pour son édition en six volumes du Synaxaire. Vie des saints de l’Église orthodoxe, vient de publier aux éditions « Apostolia » de la métropole roumaine dans la nouvelle collection « Doxologie », dirigée par Bernard Le Caro, un fort volume relié intitulé Mystagogie du Grand Carême. Essai de théologie du temps liturgique. Il s’agit d’un mémoire présenté en 1978 à la Cinquième Section de l’École Pratique des Hautes Études, mais qui a été revu par l’auteur avec l’expérience qu’il a acquise en tant que typicariste (chargé de l’ordonnancement des services liturgiques) de son monastère situé au Mont-Athos. Nous lui laissons le soin de présenter son œuvre en publiant ci-dessous le textes de son introduction:


Dans le domaine des études byzantines, la liturgie est, jusqu’à nos jours, restée un domaine quelque peu marginal. Victime du cloisonnement des disciplines, celle-ci a fait l’objet le plus souvent d’études uniquement historiques ou, plus récemment, d’études de liturgies comparées. Mais on ne s’est guère préoccupé encore de sa place réelle dans la tradition théologico-spirituelle orthodoxe ainsi que dans la culture byzantine. Si bien que le regret, exprimé par Paul Florensky au début du XXe siècle au sujet de l’absence d’une véritable théologie liturgique, reste encore valable. Cette carence a commencé d’être comblée dans les années qui précédèrent la Révolution par une école de brillants liturgistes russes comme Mansvetov, Dimitrievsky, Nikolsky, Karabinov, Skaballanovitch, qui préparèrent le terrain à une future théologie liturgique orthodoxe par de vastes études historiques gardant encore de nos jours toute leur valeur. Cette école russe a trouvé de savants disciples à Rome (J. Mateos, R. Taft et M. Arranz) et commence à porter quelques fruits proprement théologiques dans des travaux comme la thèse de A. Schmemann:Introduction to Liturgical Theology, dans laquelle est tenté un essai de conceptualisation du culte. On peut toutefois déplorer que ce mouvement soit encore assez embryonnaire et remarquer que les éléments d’une véritable théologie liturgique, fondée sur la tradition patristique et digne de la profondeur de son objet, restent encore à forger.


La liturgie orthodoxe n’est pas une discipline annexe de la théologie, mais elle en est plutôt son application pratique et effectivement vécue, car la vraie foi est la norme de la « droite glorification ». Comme l’affirmait saint Grégoire de Nysse: C’est dans la profession des Personnes divines que consiste l’essentiel du mystère de la religion, et dans la participation aux rites et aux symboles mystiques que se réalise le salut.


C’est en nous fondant sur cet axiome et avec la volonté, certes bien ambitieuse, de montrer comment la théologie «post-chalcédonienne»6 trouve son application dans la tradition ascétique et liturgique, que nous avons entrepris l’étude du Triodion. Parmi tous les autres livres liturgiques, le choix de celui-ci s’imposait, car il est celui qui par son histoire représente le plus synthétiquement toute la tradition liturgique et qui par son objet – la préparation à la fête de Pâques – manifeste le plus clairement que l’essence même de la liturgie chrétienne (que ce soit les sacrements proprement dits ou l’ensemble des activités liturgiques) est le Mystère, c’est-à-dire : « l’accomplissement du grand dessein de Dieu de se réconcilier l’humanité dans le Christ et de l’appeler à la participation des biens célestes en faisant habiter en elle l’Esprit Saint qui l’initierait à une vie divine ». Le Mystère liturgique est donc la réalisation de la déification, âme et corps, de la personne humaine par sa participation à la plénitude divino-humaine de la Personne du Christ, en son Corps, l’Église.


Le but de cette étude est de montrer que la période du Carême illustre de manière spécifique cette dimension mystagogique fondamentale du temps liturgique, et, qu’étant une transposition de l’ancienne préparation des catéchumènes à l’initiation pascale, tous les éléments qui la constituent – tant sur le plan hymnographique que sur le plan structurel – sont marqués de cette empreinte mystagogique et théandrique.


La théologie chrétienne du temps consiste en une antinomie irréductible entre le salut déjà accompli par le Christ, mais présent «dans le mystère», et l’attente de sa future manifestation une fois atteint le plérôme de l’humanité et de la course du temps. Le temps liturgique apparaît comme une application de cette antinomie, une transposition dans la durée de l’opération divino-humaine qui se réalise dans tous les actes de l’Église. C’est pour illustrer cette thèse, et à cause de la nécessité pratique de restreindre un sujet si vaste, que nous nous sommes limités ici à l’étude du seul Grand Carême et de sa période préparatoire, en laissant de côté la Grande Semaine qui est pourtant le point culminant du triode. En effet, la plus grande partie de ce travail trouve sa cohérence en ce qu’il vise à montrer que la Grande Semaine – la participation mystérique à la Passion – est déjà présente à tout moment et dans tous les aspects du Carême. L’ascèse est une préparation, mais elle est aussi une communion au Mystère du Christ (Col 4, 3) et une Pâque anticipée, c’est-à-dire un acte théandrique. Cette limitation au Grand Carême se justifie d’autre part historiquement puisque ces deux parties ont toujours constitué deux périodes distinctes, aussi bien dans l’histoire de la fixation du jeûne pré-pascal que dans l’hymnographie (Grand Carême à Constantinople, Grande Semaine à Jérusalem).


Sur le plan proprement liturgique, nous avons voulu souligner ici l’intime compénétration de la forme et du contenu dans le Triodion, de l’hymnographie et des rubriques du Typikon. trop souvent, on a limité l’étude théologique aux seuls textes liturgiques qui sont, on le sait, d’une extraordinaire richesse ; mais il convient de montrer que la forme elle-même leur est aussi inséparable que le corps l’est de l’âme, et que les règles du Typikon sont en fait également « mystagogiques », autant marquées de cette dimension divino-humaine que l’hymnologie. C’est pour cette raison que les parties de ce travail se divisent comme suit:


L’introduction rappelle tout d’abord les grands traits de l’évolution du triode, en se fondant essentiellement sur l’étude de Karabinovov, Postnaja Triod, et un deuxième chapitre illustre la centralité du thème baptismal dans la tradition monastique et la liturgie.


La première partie est une rapide étude des thèmes principaux de l’hymnographie du Triodion. En cherchant à être le plus concis possible, nous avons essayé de souligner le caractère théandrique des vertus à la pratique desquelles les fidèles sont alors appelés, et de replacer ces thèmes dans la tradition patristique, en nous référant de préférence aux Pères du IVe siècle et à leurs successeurs, ainsi qu’aux « Pères ascètes » dans la ligne des Pères du désert et de Jean Climaque. Il ne s’agit pas là d’une recherche des sources, ni même d’une exploitation exhaustive de l’hymnographie du Triodion, mais seulement d’une illustration du caractère profondément traditionnel et patristique de celle-ci.


La deuxième Partie est réservée à l’étude du Typikon dans ses deux dimensions : les règles du jeûne et les rubriques des offices. Le jeûne est l’objet fondamental de l’ascèse du Carême, le thème central de la catéchèse hymnographique, et ses règles sont l’aboutissement d’une longue tradition. Aussi nous sommes-nous attachés à montrer comment l’hymnographie et le Typikon se complètent de manière particulièrement heureuse au sujet du jeûne : l’un engageant au jeûne du corps et l’autre au jeûne de l’âme. La seconde section de cette partie, qui occupe la plus grande place dans ce travail, est constituée par l’étude des offices du Carême, toujours dans le but de montrer leur dimension mystagogique et théandrique, ainsi que l’articulation entre le Typikon et l’hymnographie. Après quelques courts chapitres sur les caractères particuliers des offices au cours du Carême et un chapitre assez développé sur le système des lectures bibliques et patristiques, qui nous permet d’avancer certaines hypothèses sur les fondements mêmes du temps liturgique, un long développement est consacré à l’analyse détaillée de chacun des offices, de leur caractère général, de leurs particularités quadragésimales et de leur signification dans l’ensemble de la représentation ascétique du temps dans le triode. Cette deuxième partie se termine par un chapitre sur la place des saints et des fêtes fixes, dans lequel sont mises en évidence les implications spirituelles des règles techniques qui les commandent.


La troisième partie enfin s’attache à la combinaison des deux dimensions, hymnographique et rubricale, dans la structure même du Carême et dans sa continuité. Cependant, avant d’aborder l’étude de détail, il était nécessaire de considérer l’ensemble de la période du triode de manière synthétique dans la perspective de la théologie du temps. Dans ce chapitre, le Grand Carême est mis en rapport avec l’ensemble du cycle mobile ainsi qu’avec la Semaine de la Passion, principalement à partir d’une réflexion sur le symbolisme des nombres. L’étude suivie de la période préparatoire et du Grand Carême, jusqu’au seuil de la Grande Semaine, le vendredi précédant le Samedi de Lazare, se trouve considérablement allégée puisque les parties précédentes ont permis d’aborder une grande partie des sujets. Elle vise principalement les commémorations particulières du Triode et tente de dégager la signification et la structure de cette préparation rythmée et progressive à Pâques. Cette dernière partie nous permet, surtout à propos de la fête de la Croix, de constater que la structure formelle du triode est, elle aussi, profondément marquée par la mystagogie et l’anticipation de la Grande Semaine.


Cette division en trois parties distinctes entraîne quelques répétitions; mais ce sera, nous l’espérons, au profit d’une plus grande clarté dans un sujet qui a précisément pour caractère de voir tous ses éléments s’interpénétrer étroitement et se renvoyer sans cesse l’un à l’autre.


Ce travail visant à dégager une interprétation théologique du Carême, notre perspective sur le Triodion a été essentiellement synchronique. Sans négliger les renseignements historiques que nous avons pu trouver, nous avons pris comme base de la recherche l’édition grecque courante du Triodion.


Pour ce qui est du Typikon, la source principale utilisée est le Typikon de Saint-Sabas, d’où sont issues les rubriques insérées dans le Triodion et qui reste aujourd’hui le Typikonofficiel de l’Église russe et des monastères grecs. C’est surtout pour cet aspect de l’organisation et de la célébration des offices que le recours à la tradition vécue de la Sainte Montagne de l’Athos, telle qu’elle est consignée dans les Typika des monastères de Dionysiou et de Xiropotamou, peut souvent éclairer les ambiguïtés ou les insuffisances des documents écrits (rappelons d’ailleurs que les livres liturgiques ont toujours été considérés comme des sortes de guides, d’aide-mémoire de la pratique, sans qu’ils ne puissent jamais totalement s’y substituer). Alors que pour ce qui est de l’hymnographie, nous nous sommes limités au seul Triodion imprimé, pour le Typikon, une étude comparée était nécessaire à une meilleure intelligence des usages liturgiques et monastiques. C’est pourquoi, à côté du Typikon de Saint-Sabas et de ses variantes éditées par Dimitrievsky, nous avons aussi utilisé les Typika du monastère de l’Évergétis à Constantinople et du monastère du Saint-Sauveur à Messine, tous deux du XIIe siècle, comme étant les plus complets et les plus accessibles. D’autres sources, plus partielles, comme l’Hypotyposis du Monastère de Stoudios (IXe s.), la Diatyposis d’Athanase l’Athonite (Xe s.), le Taktikon de Nicon de la Montagne Noire (XIe s.), sont précieuses pour l’histoire du triode. Lorsque cela était nécessaire, nous avons aussi exploité le Typikon de la Grande Église du Xe siècle, les Typika des monastères byzantins et, avec plus de prudence, le Typikon paroissial actuel de Constantinople, issu de la réforme de 1838. Ces comparaisons des sources ne sont pas non plus systématiques, elles servent seulement à illustrer tel ou tel point de vue.






En présentant donc cette étude plus comme un essai sur la théologie et la spiritualité du triode que comme un examen historique, nous espérons qu’elle procurera à ses lecteurs le goût d’approfondir les textes et la vie liturgique de l’Église et d’engager chaque année avec un zèle renouvelé le « bon combat » du Grand Carême, afin de communier à la glorieuse Résurrection de notre Dieu et Sauveur Jésus-Christ.


Jean-Claude LARCHET

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